Interview de Cui ruibin (3ème partie)
Question : Ayant été disciple de monsieur Yao pendant 13 ans, vous avez surement été témoin de son gongfu ?
Cui ruibin : Laissez moi vous raconter quelques anecdotes à ce sujet. Une fois, alors que j'avais été lui rendre visite à la campagne, il me dit pendant le repas : "Ruibin, tu savais que l'on pouvais utiliser notre yiquan également contre les chevaux ? " Interloqué, je lui répondis : " Qu'est ce que le yiquan a à faire avec les chevaux ? " et maître Yao me raconta alors : "Il y a quelques jours, alors que j'étais à une réunion publique, un cheval appeuré brisa ses rènes et chargea sur la foule. En le voyant arriver, je réussi à l'attraper par les rènes et tirais fort, ce qui le fit se cabrer. Quand il se cabra, je lui fit faire un cercle et il fini par se coucher sur le coté. La foule était subjuguée."
Vous imaginez un peu la force qu'a un cheval appeuré ?
Un autre jour, dans les années 80, alors que nous avions passé la journée entière à nous entrainer, je déjeunais avec maître Yao. Après le repas, il me proposa de venir jusque chez lui pour une sièste et puis après nous reprendrions l'entrainement dans l'après-midi. Et donc, nous étions lui et moi alongés sur le même lit lorsqu'il me dis : " Essaye un peu ça mon garçon ! " A peine avait-il fini sa phrase que le lit se mit à bouger, d'abord doucement puis de plus en plus fort et de plus en plus rapidement. Je lui demandais alors ce qui se passait et il me répondis : "Essaye d'en faire autant ! " Alors, j'ai regardé de son coté du lit et il était simplement alongé, les jambes replié, il n'avait pas bougé. J'ai alors compris qu'il exerçait son gongfu. Une autre fois, alors que nous étions chez Zhou ziyan (un autre disciple de Wang xiangzhai) et que nous discutions avec lui de l'art martial, maître Yao discutait tout en restant dans une posture. Zhou ziyan tourna soudain la tête et me dit : "Regardes monsieur Yao, ça c'est ce que j'appelle le vrai gongfu ! " Je regardais alors maître Yao en zhanzhuang. Son corps était parfaitement immobile mais les pans de sa veste vibraient comme si une brise légère soufflait dessus. Monsieur Zhou me dit alors : " Jeune Cui, tu dois pratiquer sévèrement. Ton professeur a un vrai gongfu. Tout ce dont je t'ai parlé avant, ce ne sont que des trucs, c'est du bluff."
Yao zongxun en zuanquan
Q : Comment expliquez-vous ce phénomène ?
CRB : Les mouvements internes de maître Yao font produire des vibations de haute fréquence au corps, ce qui faisait vibrer sa vestes à ses extrémités.
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Q : Certaines personnes disent que monsieur Yao était conservateur, qu'il n'enseignait pas ouvertement. Que répondriez-vous à cela ?
CRB : Il n'était pas comme ça. De nombreuses personnes ont appris le Yiquan avec maître Yao, tant sur le plan martial que thérapeutique. Parfois, tout le monde se retrouvait autour de maître Yao à lui poser des questions sur ceci ou bien cela et il y répondait dans la mesure des informations qu'il pouvait divulguer.
Q : Et qu'est ce qu'il ne pouvait pas divulguer ?
CRB : Laissez moi vous donner un exemple. Cela faisait un moment qu'un groupe de personne s'entrainait avec moi. Maître Yao savait que j'étais une personne directe et que si quelqu'un me posait une question, je lui répondrais sans détour. Et, alors, il me raconta une histoire. C'était l'histoire de deux garçons qui étaient amis depuis leur enfance. Plus tard, l'un devint un fonctionnaire provincial alors que l'autre, qui avait fait fortune, était devenu un homme riche. Ce dernier était amateur de pigeon et en avait plusieurs, très cher, d'éspèce rares chez lui. Un jour, les deux hommes se rencontrèrent dans la rue et comme ils ne s'étaient pas vu depuis longtemps, l'homme riche invita le fonctionnaire chez lui. Lorsque le fonctionnaire vit tous les pigeons, il couvra son ami d'éloges. Si bien qu'après son départ, l'homme riche pensa qu'il était, lui aussi, amateur de pigeon et lui en fit parvenir deux de ses plus beaux. Peu de temps après, le fonctionnaire rendit une nouvelle visite à son riche ami qui lui demanda ce qu'il pensait des deux pigeons offert. Le fonctionnaire lui répondit alors : Ils avaient un gout exquis !
L'idée de maître Yao, en me racontant cette histoire, était de me faire comprendre que lorsque l'on offre quelque chose de valeur à quelqu'un qui n'en a pas nécéssairement besoin ou bien qui n'a pas atteint le niveau lui permettant de l'apprécier, cette personne le délaissera ou bien ne l'appréciera à sa juste valeur. Finalement, le résultat est le même, cette chose de valeur s'en retrouve dépréciée ou bien perdue.
Le maître Cui ruibin, dans un court reportage chinois
Maître Yao me disait souvent : "Enseigner l'art martial est une question de caractère. Ce n'est pas comme d'inviter un ami à déjeuner. Si un de mes amis est dans l'embarras, je lui prèterai volontier de l'argent pour le dépanner mais enseigner l'art martial n'est pas quelque chose que je ferai à la légère." Ce n'est pas qu'il était conservateur. Il était juste mal compris. Comme il le disait lui même, lorsque quelqu'un me fait un cadeau, c'est juste une façon d'exprimer l'estime que cette personne a pour moi. Le problème est que cette personne, qui en est à un certain niveau, va probablement me demander de lui enseigner le niveau supérieur le lendemain et un niveau encore au dessus le surlendemain. Or, cadeau ou pas et malgrés toute ma bonne volonté, je ne pourrai pas lui faire passer les étapes. pour obtenir le gongfu, il faut le réaliser dans son corps et non dans sa tête. Si j'en dit trop à cette personne, ça ne fera que l'embrouiller. J'ai remarqué que les plus curieux sont toujours ceux qui pratiquent le moins. Même si je leur explique, ils ne comprendront pas. Maître Yao me disait souvent : "Si tu veux vraiment enseigner correctement à tes élèves, tu dois toujours leur donner des informations légèrement au dessus de leur niveau. Tant qu'ils ne les assimilent pas, tu ne peux pas leur en apporter plus. C'est ce que fait un vrai professeur et c'est comme ça que l'on peut vraiment aider quelqu'un à grandir dans l'art martial. Pendant les années ou je me suis entrainé sous la direction de maître Yao, dès 1972, il fallait que nous digérions les informations, que nous les assimilions véritablement avant qu'il ne daigne passer à l'étape suivante. Par exemple, j'ai du pratiquer les 3 poings du yiquan (yiquan sanquan) jusqu'en 1975 avant de pouvoir vraiment les maîtriser car ils contiennent énormément de variantes. A partir de ce moment, maître Yao a cessé d'en parler. C'était ça sa façon d'enseigner, il ne vous aurait jamais rabaché les oreilles avec quelque chose que vous maitrisiez déjà, en revanche il n'aurait cessé de vous parler des manques qu'il y avait dans votre yiquan. Il voulait toujours faire de vos faiblesses des points forts, c'était comme ça qu'il voyait la progression. Prenez hunyuan li (force multi-directionnelle) par exemple, pour faire simple il s'agit des directions haut-bas, avant-arrière et gauche-droite, et bien chacun va les expérimenter par sa propre pratique et, parmis ces six directions, un plan va se révéler plus fort que les autres. De même, un plan sera plus faible que les autres. En tant qu'étudiant, on devrait se concentrer sur le plan le plus faible et tenter de le renforcer, mais en réalité, on se concentre toujours sur celui que l'on maîtrise le mieux et on finit par polariser notre yiquan. Or, l'idée de hunyuan li est d'avoir une puissance équilibrée, qui peut s'exprimer de la même manière dans n'importe quelle direction. Si vous ne pouvez l'exprimer que sur un plan, ce n'est plus huanyuan li. De la même manière, lorsque je pratiquais le changement de paume en avançant (jinbu huanzhang), arrivé à un moment ou je pensais que c'était suffisant, j'ai voulu passer à autre chose mais maître Yao ne m'a rien dit. Finalement, j'ai du continuer à pratiquer la même chose pendant 6 mois. Je n'en pouvais plus du changement de paume et je devais même me forcer à le pratiquer. Et puis un jour, il a dit que ça suffisait et je me suis alors senti soulagé ! Ce n'est que bien plus tard, en combattant, que j'ai compris l'importance du changement de paume et tout ce qu'il contenait. Quand j'y repense, je me dit que c'est grace à la rigueur de l'enseignement de maître Yao que j'ai pu y arriver. Il ne voulait pas juste vous enseigner une technique, il voulait qu'elle devienne un automatisme.
Yao zongxun, dans ses jeunes années
Q : Beaucoup de gens se demandent comment il est possible qu'il n'ait fallu que 3 années à monsieur Yao zongxun pour être en mesure d'utiliser le yiquan en combat, alors qu'il faut beaucoup plus de temps à la troisième génération d'élèves pour en faire autant ?
CRB : Maître Yao en avait parlé avec moi, il m'avait dit : "Ruibin, tu ne peux pas comparer la génération actuelle avec la notre. Quand j'étais jeune, à part manger et dormir, je ne faisais que de pratiquer le yiquan toute la journée. Je ne pensais à rien d'autre et l'argent était la dernière de mes préocupations. De nos jours, si tu ne trouves pas de travail, tu n'auras pas de quoi manger et en tant qu'adulte, tu ne peux pas te reposer tout le temps sur tes parents. Si tu pratiques le yiquan et qu'en plus tu travailles à plein temps, le processus d'apprentissage sera beaucoup plus lent. Il m'a fallu 3 ans à l'époque mais cela prendrait peut être 6 ans ou plus aujourd'hui, dans les conditions actuelles. C'est pourquoi la détermination est très important pour cet art, celui qui n'est pas capable de serrer les dents et de s'accrocher n'y arrivera jamais."
A suivre...